28.12.12

Georges Lefeuvre nous parle de la Frontière Afghano-Pakistanaise

Il y a quelques temps, nous nous sommes rendu à une Réunion à l'Assemblée Nationale, organisée par le Club France-Afghanistan. 
L'Anthropologue Georges Lefeuvre a fait une longue présentation de la situation des frontières en Afghanistan, et principalement de la frontière afghano-pakistanaise. 
Nous avons alors souhaité vous faire part de son contenu via un article qu'il a écrit sur le sujet sur Le Monde Diplomatique. 
Le voici : 


La frontière afghano-pakistanaise, source de guerre, clef de la paix

Comme l’élection présidentielle de l’an dernier, le scrutin législatif de septembre 2010 en Afghanistan a été marqué par une faible participation et des fraudes massives. La multiplication des attentats témoigne aussi de l’impasse de la stratégie de l’OTAN, qui ignore le poids des Pachtounes écartelés entre l’Afghanistan et le Pakistan par une frontière héritée de la colonisation.

En 2009, 2 412 civils ont été tués en Afghanistan (1) ; et le nombre total de morts — civils, militaires et insurgés — dans le seul nord-ouest pachtoune du Pakistan avoisine les douze mille (2). Les conclusions des conférences internationales de Londres (28 janvier 2010) et de Kaboul (20 juillet) sont d’évidence insuffisantes pour enrayer cette spirale mortifère et le risque d’éclatement de deux pays qui, ensemble, comptent deux cents millions d’habitants. Y a-t-il d’autres approches possibles que la main tendue aux talibans ? La recherche d’une solution de rechange entraîne sur des terrains sensibles — notamment celui des héritages coloniaux non soldés, objet de tous les non-dits entre Kaboul et Islamabad — et éloigne forcément des simplifications habituelles. Tout ou presque a été dit sur les erreurs stratégiques commises en Afghanistan depuis 2001. Peu l’a été, en revanche, sur un grand malentendu initial.
En 1986, M. Oussama Ben Laden s’installe dans l’est de l’Afghanistan, près de Khost, à quelques kilomètres des zones tribales pakistanaises du Waziristan. Au même moment, M. Jalaluddin Haqqani, originaire de Khost et grande figure pachtoune du mouvement Hezb-e-Islami Khales, structure ses forces à Miranshah, dans le Waziristan du Nord, d’où il met en échec la quarantième armée soviétique. Actuellement, cet axe Khost-Miranshah, qui coupe la ligne Durand — tracée en 1893 par un colonel britannique du même nom pour séparer l’empire des Indes de l’Afghanistan turbulent —, est le vecteur du terrorisme wahhabite porté à son point d’incandescence. Rien de tout cela n’est dû au hasard. En effet, les radicaux wahhabites érigent l’oumma (communauté des croyants) au rang de nation indivisible, et leur guerre sainte vise à casser les Etats-nations en vue d’ouvrir un territoire national musulman, le fameux « grand califat ». La stratégie du djihad global consiste à utiliser les nationalismes locaux pour mieux fragiliser les frontières et déstabiliser le pouvoir central des Etats.

Une communauté 
pachtoune scindée

Ainsi la ligne Durand apparaît-elle comme une véritable aubaine pour M. Ben Laden dès les années 1980. Cette frontière non reconnue par l’Etat afghan mais intangible pour l’Etat pakistanais scinde en effet une même communauté pachtoune, animée par un puissant sentiment identitaire qu’avive la résistance à l’occupation soviétique. Ce sentiment se nourrit aussi d’une frustration séculaire découlant à la fois d’un malentendu linguistique et d’un paradoxe démographique. D’une part, le terme « Afghans » est employé depuis toujours par les persanophones pour désigner les Pachtounes, où qu’ils habitent — et ceux du Pakistan continuent à se présenter indifféremment comme Afghans ou comme Pachtounes. D’autre part, les douze à quinze millions de Pachtounes vivant sur le territoire afghan composent la moitié de sa population, quand les Pachtounes du Pakistan, pourtant deux fois plus nombreux, ne forment que 15 % des habitants du pays.
Tous les ingrédients sont donc réunis pour que M. Ben Laden fasse de la région sa base (qaida) de déstabilisation des deux Etats. Le djihad est alors généreusement financé par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, et M. Haqqani, son protecteur, reçoit l’essentiel de cette manne. Nulle part ailleurs Al-Qaida ne trouvera un terrain aussi propice à son implantation : M. Ben Laden y proclamera officiellement, en août 1996, le djihad planétaire en rendant publique sa « Déclaration de guerre contre les Américains occupant la terre des deux Lieux saints » (La Mecque et Médine).
Entre-temps, en 1994, les talibans sont entrés en scène. Ils n’émanent pas d’Al-Qaida, mais leur chef, le mollah Mohammed Omar, est lié à M. Haqqani, sous les ordres duquel il a combattu. Nouvelle aubaine : Al-Qaida n’a plus qu’à s’engouffrer dans le sillage des talibans et veiller à leur stricte orthodoxie religieuse. Les talibans contribuent à mettre un terme à la guerre civile qui ensanglante l’Afghanistan depuis la chute du régime communiste en 1992. Quoique sous l’étendard de la charia et non sous celui de leur ethnie, ils assurent une reconquête pachtoune du pays jusqu’aux rives de l’Amou-Daria. Mais, ce faisant, ils servent aussi bien les intérêts américains que saoudiens et pakistanais : le groupe pétrolier californien Unocal, alors représenté auprès des talibans par l’actuel président Hamid Karzaï, a besoin d’un pays sécurisé pour son projet de gazoduc transafghan ; l’Arabie saoudite soutient logiquement l’émergence d’un émirat sunnite rigoriste sur le flanc oriental de l’Iran chiite — la stratégie de confinement convenant à Washington comme à Islamabad, inquiet de l’influence iranienne sur les 20 % de chiites que compte sa population ; enfin, il y a cette question de la « profondeur stratégique » qui, au Pakistan, hante tous les esprits, même celui de Benazir Bhutto, alors première ministre.
On a souvent expliqué cette obsession par le besoin qu’aurait l’armée pakistanaise de se replier en Afghanistan en cas d’attaque de l’Inde : une idée absurde, pour qui connaît la topographie. En réalité, il s’agit là d’une préoccupation d’ordre géopolitique, liée au refus de l’Afghanistan de reconnaître officiellement la ligne Durand comme frontière.
Le nationalisme pachtoune séculier, soutenu par l’Union soviétique, a été virulent dans les années 1950-1970 ; le président afghan Mohammed Daoud (1973-1978) revendiquait toutes les zones pachtounes du Pakistan comme faisant partie intégrante de son pays. Déjà menacé à l’est par l’éternelle dispute du Cachemire (3), le Pakistan redoute cet autre danger à l’ouest ; il s’efforce donc de favoriser l’installation à Kaboul d’un régime islamique à dominante pachtoune, dont il garantirait lui-même la pérennité, afin d’étouffer toute velléité nationaliste d’expansion vers un « Grand Pachtounistan (4) ». En 1994, Islamabad considère que les talibans font l’affaire — musulmans, pachtounes, éventuellement nationalistes —, à condition qu’ils restent sous contrôle.
Ces intérêts conjugués ont constitué une force détonante, mobilisant des moyens colossaux pour que les talibans s’imposent. Et si l’Alliance du Nord, dirigée par le commandant Ahmed chah Massoud jusqu’à son assassinat en septembre 2001, a maintenu un foyer de résistance, il fallait une bonne dose d’angélisme (ou d’amnésie) pour croire, après le 11-Septembre, que cette alliance entre des partis tadjik, hazara et ouzbek pourrait inverser la vapeur. Pièce importante sur l’échiquier, Massoud ne pouvait pas être à lui seul la clef de voûte de la nation : on ne réconcilie pas une famille après avoir écarté la moitié de ses membres. Or, la « communauté internationale », horrifiée par l’obscurantisme taliban mais confondant la partie avec le tout, a contribué à cette mise à l’écart. Issu des accords de Bonn de décembre 2001, le nouveau gouvernement afghan compte vingt-trois ministres de l’Alliance du Nord, contre sept Pachtounes. Certes, le président Karzaï est pachtoune, mais il est perçu comme un pion de la Maison Blanche. Autant dire que la société civile pachtoune ne se sent pas représentée et nourrit une profonde insatisfaction. Durant huit ans, elle va pétrir une sorte de pâte feuilletée à trois couches : le « pachtounisme » ordinaire, pas forcément nationaliste mais à forte connotation identitaire ; le « talibanisme », bras armé de l’intérieur ; enfin Al-Qaida, force supplétive exogène installée à la manière d’un virus dans un corps malade.
Après sa déroute en octobre-novembre 2001, le mouvement taliban se serait dissous comme sucre dans le thé si les tribus pachtounes avaient eu voix au chapitre. Il n’est pas question ici d’accréditer l’idée que l’Afghanistan serait prioritairement le « pays des Pachtounes » ; mais ces derniers le croient, en raison de leur histoire et de leur nombre. C’est une donnée d’anthropologie politique — dérangeante et néanmoins incontestable — dont il fallait et dont il faudra tenir compte. La réconciliation nationale en Afghanistan sera probante lorsque les ethnies du Nord ne seront plus seulement des « compatriotes » aux côtés des « Afghans » historiques, mais des patriotes à part entière. Cela se fera, car on ne connaît pas de Tadjik afghan qui souhaiterait être rattaché à Douchanbé (capitale du Tadjikistan), pas plus que d’Ouzbek à Tachkent (Ouzbékistan) ou de Hazara chiite à Téhéran (Iran) ! Tous les Afghans ont en commun le sens aigu, confinant au sacré, d’un territoire indivisible qu’ils ont défendu ensemble deux siècles durant. Les divisions ethniques ne sont donc pas rédhibitoires.
Tant d’erreurs d’appréciation n’ont cessé de profiter à Al-Qaida. Ne pouvant survivre hors sol, l’organisation doit sans cesse cultiver l’irrédentisme taliban dans lequel elle s’enracine, faute de quoi le djihad national se retournera à coup sûr contre le djihad global (5). M. Ben Laden ne s’y trompait d’ailleurs pas : il redoutait dès 1996 que les négociations entre les talibans et la société Unocal n’aboutissent à une normalisation du régime du mollah Omar. Ce risque est stoppé net en août 1998 lorsque, en représailles aux attentats contre leurs ambassades en Tanzanie et au Kenya, les Etats-Unis s’attaquent à Al-Qaida en bombardant pour la première fois le sol afghan.
Encore une aubaine pour M. Ben Laden, qui sait exploiter la colère du mollah Omar : août 1998 marque le point de cristallisation d’une direction bicéphale à Kandahar, et l’après-11-Septembre ne fera pas vaciller cette alliance. Mais Al-Qaida se replie sur son axe Khost-Miranshah, où M. Haqqani assure toujours la jonction entre djihad global et djihad national, pendant que les talibans du mollah Omar contrôlent l’axe Kandahar-Quetta — et ce d’autant plus facilement qu’ils sont en général issus de la tribu Ghilzai, à l’instar de 85 % de la population dans le nord du Baloutchistan. La fameuse profondeur stratégique du Pakistan vers l’Afghanistan en est-elle inversée ? Pas vraiment, selon les stratèges pakistanais : dans l’attente d’une reprise de contrôle par les talibans de la situation en Afghanistan, ils ne pourchassent que les militants étrangers, démantelant les réseaux terroristes exogènes tandis que les talibans indigènes sont presque choyés.
Cependant, Al-Qaida ne va pas tarder à rebondir, grâce à l’opération « Marteau et enclume » imaginée en 2004 par le général américain David Barno et destinée à cueillir à la frontière les militants du Mouvement islamique d’Ouzbékistan que le Pakistan s’engageait à déloger du Waziristan du Sud. C’est le premier engagement militaire frontal. Toutefois, l’armée pakistanaise y perd plus d’un millier d’hommes en un mois et doit négocier avec Nek Mohammad, un jeune rebelle de village. Deux mois plus tard, celui-ci est abattu par un drone américain. Nek, le « fils de personne » qui a tenu tête à quatre-vingt mille soldats, devient un héros d’épopée que toute une jeunesse est prête à venger. Son successeur, le redoutable Baitullah Mehsud, s’associe alors à Al-Qaida pour harceler l’Etat pakistanais, qu’il terrorise : attaques de convois militaires, de casernes, du grand quartier général de l’armée, de tribunaux ; le président Pervez Moucharraf échappe à trois attentats, et Benazir Bhutto est assassinée en décembre 2007. Puis Mehsud fonde le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), qui regroupe une vingtaine d’organisations et s’impose dans tout le nord-ouest du pays, où il déclenche une nouvelle guerre de purification religieuse : cent soixante-deux chiites sont éliminés en une seule opération à Orakzai, le 10 octobre 2008.
L’horreur est à son apogée. De jeunes nervis gèrent les zones infestées par ce dernier avatar d’Al-Qaida. Plus de trois cents chefs tribaux, accusés d’espionnage, sont égorgés. Mehsud structure ses relations avec les réseaux terroristes du Pendjab, qui lui prêtent main forte : le Lashkar-e-Taiba wahhabite ainsi que des groupes non wahhabites mais résolument antichiites, tels Lashkar-e-Jhangvi ou Jaish-e-Mohammad. Même le mollah Omar s’en inquiète — il n’a aucun intérêt à la déstabilisation du Pakistan, d’où il organise sa résistance. Aussi, jusqu’à l’été 2009, l’armée pourra-t-elle s’appuyer sur les talibans qui lui sont fidèles pour combattre le TTP, perçu comme l’unique menace. Les résultats ne sont pas probants, mais Mehsud est finalement tué en août. Son cousin Hakimullah Mehsud lui succède, et le mollah Omar s’efforce de reprendre la main grâce au réseau Haqqani. En octobre, l’armée pakistanaise lance une nouvelle offensive au Waziristan. Le TTP riposte : 81 attentats-suicides font 1 680 morts entre octobre et septembre 2010.
On mesure à quel point les conférences de Londres et de Kaboul n’ont fait que recuire de vieilles recettes. Les troupes de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) se trouvent désormais en grande difficulté, l’économie du développement n’est pas praticable dans les zones d’insurrection, et le volet politique n’est tout simplement pas à la hauteur. Comment l’assistance à la « bonne gouvernance » à Kaboul et Islamabad suffirait-elle à dénouer un tel imbroglio ?

Entre nationalisme 
et djihad planétaire

Reste la solution du président Karzaï : négocier avec les talibans. Son homologue américain Barack Obama traîne les pieds, mais accepte, faute de mieux. Jamais la situation n’a été aussi grave. Le TTP a intimement agrégé les talibans pakistanais avec Al-Qaida et les groupes terroristes du Pendjab. Il a usurpé le pouvoir tribal traditionnel et rendu misérable la vie des civils. Il poursuit sans faiblir ses actions terroristes. Où sont, dans ce magma, les talibans qui seraient rachetables ? Enfin, si les stratèges internationaux doivent également se mêler de négociations, comment seront-ils certains de n’être pas abusés par des systèmes de parenté et d’allégeance qu’ils ne maîtrisent pas ? Négocier avec les talibans n’est donc pas la bonne stratégie ; mieux vaut prendre le problème en amont. Nous avons vu qu’Al-Qaida ne peut survivre hors sol, mais aussi qu’une société pachtoune apaisée n’aurait plus besoin de son bras armé taliban. C’est donc bien à cette population qu’il faut s’adresser.
On objectera que le système tribal est détruit. Rien n’est moins sûr, l’usurpation des pouvoirs n’étant pas forcément irréversible. Des chefs traditionnels ont été égorgés — mais qu’entend-on par « traditionnel » ? Une vision ethnocentrée du féodalisme conduit à confondre ce mot avec « héréditaire », parce qu’en Europe le pouvoir féodal était distribué par des rois de droit divin, ce qui induisait une allégeance intemporelle à Dieu et la transmission de l’héritage sacré par le lignage. Mais dans le féodalisme oriental, où le divin n’investit pas le pouvoir, un anonyme peut devenir chef s’il fait preuve de puissance temporelle et se montre généreux envers ceux qui, à cette condition, lui prêtent allégeance. Tout Pachtoune influent est un interlocuteur potentiel, qu’il soit ou non taliban ou sympathisant, par conviction ou par opportunisme. On peut même dire, au risque de choquer, que le redoutable Haqqani est pachtoune avant d’être taliban et un allié stratégique de M. Ben Laden. Il défend son pouvoir et les richesses du fief transfrontalier qu’il s’est taillé entre Khost et Miranshah en transgressant la ligne Durand. Al-Qaida et le TTP sont pour lui des instruments de cette transgression ; mais le djihad planétaire n’est pas vraiment son affaire.
C’est ainsi qu’il faut entendre le chef d’état-major pakistanais Ashfaq Pervez Kayani lorsque, le 2 février 2010, il propose d’user de son influence auprès de M. Haqqani. Il officialise le concept de « profondeur stratégique », en précisant toutefois qu’« il ne s’agit pas de contrôler l’Afghanistan, seulement de sécuriser la frontière du Pakistan à l’ouest ». Il désigne ainsi la ligne Durand sans la nommer, mais il explique ensuite son souci en fustigeant la forte présence de l’Inde en Afghanistan, perçue comme un encerclement hostile. Ce syndrome apparaît exagéré, mais pas infondé : pendant la guerre froide, l’axe diplomatique Washington-Pékin passait par Islamabad et croisait l’axe Moscou-New Delhi. Le nationalisme pachtoune séculier était soutenu par l’Union soviétique, mais aussi par l’Inde.
Là se trouve le vrai non-dit qui empoisonne les relations pakistano-afghanes. Pour le Pakistan, dès sa création en 1947, la ligne Durand est une frontière légale au nom de « l’héritage des traités » que garantit le droit international ; l’Afghanistan, lui, la rejette. Comment légaliser ce qui n’a pas de fondement légitime ? Bref, la ligne Durand est un abcès de fixation permanent, redevenu sensible du fait de l’effet boomerang produit par la marginalisation des Pachtounes et rendu purulent par le virus d’Al-Qaida.
Même les partis nationalistes séculiers de gauche, autrefois proches de l’Union soviétique comme l’Awami National Party (ANP) actuellement au pouvoir à Peshawar, sont mal à l’aise. En avril 2007, un événement crucial est passé inaperçu. Le président Karzaï s’est déplacé à Jalalabad, près de la frontière pakistanaise, pour inaugurer un centre culturel portant le nom du fondateur de l’ANP, Khan Abdul Ghaffar Khan, alias Bacha Khan — lequel avait choisi en 1948 de quitter le Pakistan et de s’exiler en terre afghane, où il fut inhumé en 1988. Son petit-fils Asfandyar Wali Khan, président de l’ANP, était naturellement l’invité d’honneur. « Lar aw bar, ya o Afghan ! » (« Ici ou de l’autre côté, je suis afghan ! »), s’est-il écrié en conclusion de son discours, applaudi avec enthousiasme par M. Karzaï. Un autre centre Bacha Khan existe, côté pakistanais, à Peshawar.
La ligne Durand pose ainsi des problèmes aussi sensibles qu’ambigus, et la paix dans la région restera hors de portée tant qu’aucune résolution ne lui aura donné un véritable statut. Parler encore de « ligne » suggère un cessez-le-feu, et donc un conflit non résolu. C’est le cas pour la ligne de contrôle coupant en deux le Cachemire. Mais qui appelle encore la frontière irano-pakistanaise, reconnue par les deux Etats, la « ligne Goldsmid » ?
L’Afghanistan s’est si longtemps arc-bouté contre l’existence de la ligne Durand que le président Karzaï ne pourrait à l’évidence faire marche arrière sans être conspué, ou même sans risquer d’être assassiné. Et pourtant, si cette frontière était reconnue par Kaboul, le concept pakistanais de « profondeur stratégique » deviendrait sans objet, les alliances antiterroristes gagneraient ipso facto en efficacité, et même le syndrome d’un encerclement d’origine indienne s’émousserait. En août 2009, le Pakistan exaspéré a menacé de clôturer et de miner la ligne — mais c’est impossible : ce serait le meilleur moyen de décupler les insurrections locales et leur recours aux capacités d’action d’Al-Qaida.
Pour éviter un séisme régional, il faut transformer cette ligne de fracture en ligne de paix. Comme les deux Etats voisins peinent à avancer l’un vers l’autre en raison de tensions identitaires et frontalières trop anciennes, il revient maintenant à la « communauté internationale » de les y aider. Après huit ans de présence dans la zone, c’est le moins qu’elle puisse faire. Or, cette reconnaissance d’une frontière commune ne pourra avoir lieu qu’à des conditions négociées avec les chefs tribaux des deux côtés, l’objectif étant de définir unmodus operandi afin qu’un même peuple ne souffre plus d’être morcelé, et qu’il retrouve un espace commun sans remettre en question la souveraineté des deux Etats. Une sorte de mini-espace Schengen, comme dans l’Union européenne ? Ce serait le lieu de tous les trafics, nous rétorquera-t-on… Mais ça l’est déjà, et ça le serait infiniment moins dans une région apaisée, tout en étant propice au désenclavement de l’Afghanistan. Négocier le « mode d’emploi » de la frontière n’a, de plus, rien de choquant dans son principe, puisque la ligne Durand a déjà fait l’objet de quatre traités (en 1893, 1905, 1919 et 1921). C’est d’ailleurs cette réécriture redondante qui a projeté l’ombre du doute sur sa pérennité, voire sur sa réalité.
Enfin, nombre d’indices montrent que les Pachtounes se retourneront eux-mêmes contre les réseaux terroristes quand ils n’en auront plus besoin. Cela fonde sérieusement l’idée qu’il vaut mieux voir les deux Etats repenser la question pachtoune avec les chefs de tribu, quelles qu’aient été leurs sympathies passées, plutôt que de négocier une paix improbable avec les talibans en tant que tels. D’autant que, si les négociations avec ces derniers n’aboutissaient pas, devrait-on alors négocier avec Al-Qaida ? M. Khaled Aziz, ancien secrétaire général de la Province de la frontière du Nord-Ouest, au Pakistan, écrit avec raison dans The News : « Les intérêts des Etats-Unis et du Pakistan ne convergeront pas sans que soit réglée la question de la ligne Durand avec l’Afghanistan (6).  »
Voilà formulé tout haut ce qu’Islamabad et Kaboul savent, et que le chef de l’armée pakistanaise a esquissé publiquement. Eteindre le brûlot de la frontière est la condition première pour engager une réconciliation nationale en Afghanistan. Loin d’être seulement un instrument opportuniste aux mains d’Al-Qaida, le sentiment identitaire des Pachtounes est aussi chevillé au cœur des partis séculiers, farouchement hostiles aux talibans ! Ainsi, tout en poursuivant des objectifs différents, nationalistes de gauche, talibans et Al-Qaida n’en pourraient pas moins, dans une même éprouvette, être les ingrédients d’une réaction chimique incontrôlable.
Adapter la diplomatie occidentale à la complexité des conflits exige d’aller au-delà des pratiques ordinaires. Redonner enfin la parole à des populations ostracisées serait vécu par elles, non comme une victoire clinquante, mais comme un honneur gagné. Et les armées les plus puissantes du monde n’auraient pas à subir le désagrément, non d’une défaite cinglante, mais d’un retrait sans gloire.
Georges Lefeuvre
Anthropologue et diplomate, ancien conseiller politique de la Commission européenne au Pakistan.

(1) Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan, rapport annuel, janvier 2010
(2) South Asia Terrorism Portal, www.satp.org
(3) L’Inde et le Pakistan s’affrontent depuis 1947 pour le contrôle du Cachemire, aujourd’hui coupé en deux.
(4) Terme d’autant plus dérangeant qu’il est synonyme d’Afghanistan. En 1948, le drapeau du Pachtounistan indépendant, soutenu par le roi afghan Zaher Chah, flottait sur le Waziristan du Nord et la vallée de Tirah. L’Etat rebelle avait tenu pendant une vingtaine de mois.
(5) Intervention de Jean-Pierre Filiu devant la commission des affaires étrangères du Sénat, 29 janvier 2010, www.senat.fr. Lire aussi Jean-Pierre Filiu, Les Neuf Vies d’Al-Qaida, Fayard, Paris, 2009.
(6) «  Aligning regional security policies  », The News, Islamabad, 25 novembre 2008.

Source : Le Monde Diplomatique