31.1.12

Parcours d'un rescapé


Wali Mohammadi a 24 ans. A l’âge de 16 ans, après avoir perdu ses parents, deux frères et une sœur dans les guerres successives d’Afghanistan, après avoir été torturé par les talibans, il a décidé de quitter son pays pour rejoindre l’Angleterre. A Calais, il a finalement été recueilli par une famille, qui est devenue la sienne. Il vit aujourd'hui à Lille. Il a d’abord été pâtissier pour une entreprise de la grande distribution. Depuis septembre 2010, il étudie le droit à l’université Lille2 et travaille pour une entreprise parisienne afin de financer ses études. Dans le cadre d'un reportage pour Le Monde, il a rencontré le journaliste Geoffroy Deffrennes, avec qui il a décidé d'écrire son histoire dans le livre De Kaboul à Calais. Pour éveiller les consciences sur le sort de tous ceux qui, comme lui, tentent d'échapper à la misère de notre monde. Cette interview a été réalisée en mars 2010.

Célia Demoor : Bonjour Wali. Tu as parcouru des milliers de kilomètres en trois mois et demi avec un objectif en tête : atteindre l'Angleterre. Quel était ton sentiment avant et pendant ton voyage ?
Wali Mohammadi : Ma décision était prise, j'étais sûr de partir. Mais c'était un déchirement, j'ai quitté l'endroit où j'avais grandi, les gens qui m’ont façonné, la famille, les amis. Le désespoir c'était tout le temps. Il y avait le désespoir, et en même temps il y a avait la rage de survivre. D'un côté je me disais pourquoi toutes ces injustices, pourquoi moi, pourquoi ma famille, mais de l'autre côté je me suis dit si je reste ici, rien ne bougera et je vais terminer comme des millions de gens innocents qui ont perdu la vie pour rien, alors là il faut que j'avance. A l'époque, j'avais 16 ans; en Afghanistan l'espérance de vie pour les hommes c'est 40 ans. Je ne voulais pas mourir sans rien avoir fait de ma vie.

CD : La présence de ton petit frère a aussi joué dans la prise de décision, non ?
WM : Elle a surtout joué dans l'indécision ! Je ne voulais pas le quitter, mais je me suis dit que si j'arrivais là-bas, je pourrais le faire venir.

CD : Aujourd'hui quel est ton sentiment face à ce parcours ?
WM : Je suis content de voir le résultat de certaines choses que j'ai accomplies. Mais je ne suis pas fier. C'est un parcours qui est fait par des milliers d'autres gens. Ce n’est pas une exception, et je ne suis pas un héros. Certains y arrivent. D'autres échouent avec leurs rêves. Heureusement, j'y suis arrivé.

CD : Ça donne la foi de sortir vivant d'un tel parcours ?
WM : Ça l’a renforcée. Mais ici, avec certaines tentations, elle est parfois en baisse. Un jour quelqu'un m'a dit « il n'y a que dans les pays pauvres que l'on a besoin de la foi ». A l'époque, j'ai pensé que sa phrase était complètement absurde. Finalement je suis revenu sur ma position. La société ici est faite de telle sorte que l'on n'en a pas besoin, on avance sans. Mais là-bas on a besoin de quelque chose pour s'accrocher. Seul l’espoir permet de vivre et d’avancer, il faut croire, il faut espérer. Cela ne veut pas dire qu’aujourd’hui j’ai oublié mes racines et abandonné ma foi. Comme tout être humain, je suis doté de raison. Que ce soit dans mon comportement face à la religion ou en société, j’essaie d’être raisonné.

CD : Quel regard portes-tu sur l'Afghanistan aujourd'hui ?
WM : C'est un regard de désespoir. Cela fait 30 ans qu'il y a la guerre et ce n'est pas prêt de s'arrêter. Je suis vraiment révolté et j'en veux à l'Occident et surtout aux puissances mondiales parce que l'Afghanistan est victime de leur comportement et de leur intérêt. Il n'y a pas que l'Afghanistan, les pays d'Afrique aussi par exemple sont victimes des pays riches. Aujourd'hui un pays pauvre ne peut pas vivre sans se mettre au service des Américains et des Européens. Je suis profondément révolté, mais je me sens impuissant face à cela.

CD : Dans ton livre, tu écris « Je suis né deux fois, à Kaboul et à Calais. Mais j'ai l'impression de ne pas avoir commencé à vivre ! » Aujourd'hui as-tu commencé à vivre ?
WM : C'est vrai, je suis né deux fois parce qu'arrivé à Calais, c’a été une renaissance, une nouvelle vie. Parfois j'ai besoin de me pincer pour me sentir vivant et croire en cette nouvelle vie. Aujourd’hui, je pourrais me contenter de vivre tranquillement, mais malheureusement je ne peux pas. Quand on réfléchit, que l'on veut penser aux autres, on se pourrit la vie et finalement on ne vit plus. J'ai l'impression de ne plus vivre car je voudrais aider les autres mais je n’en ai pas les moyens. Comment peut-on se sentir bien dans sa tête lorsque l'on voit qu'en Afghanistan et dans les pays du Tiers-Monde, des enfants meurent dans les bras de leurs mères des fruits de la misère, alors qu'ici on jette de la nourriture ? Tout cela m’empêche d’avoir la conscience tranquille. Ainsi, j’ai créé une association pour aider les orphelins d’Afghanistan. Je verse les bénéfices de mon livre à cette œuvre.

CD : Tu as obtenu ton bac en candidat libre en juin 2009, qu'envisages-tu aujourd'hui ?
WM : Surtout pas de rester pâtissier ! C'est un travail tranquille, j'ai vu ce qu'était le monde du travail ici en France, mais aujourd’hui j’ai d’autres ambitions. La pâtisserie ça ne m'intéresse pas. Je veux quitter l’entreprise dans laquelle je suis le plus vite possible pour reprendre des études, être mieux formé, et mieux servir la France, et dans une vision plus large, l'Europe, et pourquoi pas l'Afghanistan. Je suis en train de préparer le concours de Sciences Po. Je voudrais bien comprendre la politique mondiale pour me lancer par la suite dans quelque chose de plus sérieux et de plus ambitieux, défendre la voix des sans-voix et les intérêts des peuples opprimés.

CD : Tu regrettes le BEP Pâtisserie ?
WM : Non je ne regrette pas, mais je me rends compte à quel point la conseillère d'orientation m'a sous-estimé : avec les notes que j'avais, je pouvais largement aller en lycée général. Ça m'a tout de même permis de devenir indépendant, surtout vis-à-vis de ma famille adoptive. C’est une belle expérience, et c’est enrichissant de côtoyer le monde ouvrier. Mais maintenant je dois me prendre en main pour entreprendre et réussir des études supérieures.

CD : Dans ton livre tu écris : « Peut-être devrais-je (…) croire en mon destin, imaginer que je peux encore avoir un destin qui aura du sens. » Qu'en est-il aujourd'hui ?
WM : Je crois que je peux réussir mon projet, oui. Mais pour moi, ma vie n'a pas de sens aujourd'hui, je ne fais rien qui me tient à cœur, je vis comme un mort-vivant. Ce genre de vie ne m'intéresse pas, si à un tel ça lui plaît, qu'il continue, mais moi j'ai envie de prendre des risques, de m'aventurer. Si je reste dans ma petite vie confortable, ma vie n'aura pas de sens. Ne pas penser aux autres, je trouve ça vraiment égoïste. Je veux être plus utile à la société.

CD : Comment gères-tu la double identité ?
WM : Je n’ai pas de double identité, je suis français d’origine afghane, comme on peut être français d’origine italienne ou portugaise. J’aime les deux pays. J’ai beaucoup de regret pour l’Afghanistan, pour ce qu’il s’y passe et pour la souffrance des gens, mais je suis très reconnaissant envers la France. Sans son aide précieuse, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui.

CD : Comment te sens-tu par rapport aux jeunes de ton âge ?
WM : En fait je suis vraiment heureux de ne pas être né ici. Spinoza disait que pour se rendre compte du bonheur, il faut connaître le malheur. J'ai connu le malheur, aujourd'hui je me rends compte des choses, je les apprécie. Pour vous c'est normal, pour vous la paix c’est un acquis, vous avez été gâtés dès votre plus jeune âge, il n'y avait plus de place dans votre chambre tellement elle était remplie de jouets. Moi je n'ai jamais eu de jouets dans ma vie. Je sais la valeur des choses.

CD : Comment te caractériserais-tu ?
WM : Je suis nerveux quand il faut, je veux tout, tout de suite. Je suis calme aussi. Et je ne supporte pas l'injustice. Willy Brandt a dit : « Si vous laissez se prolonger une injustice, vous ouvrez la porte à la suivante. » Je viens d'un peuple opprimé, j'ai grandi dans un climat de révolte.

CD : Quelle est ta philosophie de vie ?
WM : Bien s'informer pour mieux servir, avancer et aider les autres. Et ne pas subir.